Cette nuit avait été éprouvante. Comme toutes celles qu'avaient passé Anise ces derniers jours. Comme chaque moment, chaque petit instant que passait la jeune fille depuis qu'elle avait « retrouvé » Aidan. Retrouvé est un bien grand mot, évidemment, puisqu'il était le seul à se souvenir d'elle, mais elle sentait au plus profond d'elle qu'elle devait le croire. Qu'il disait vrai, qu'elle avait vraiment passé toutes ces années à se cotoyer. Cependant, la raison pour laquelle Anise était perturbée n'était pas vraiment pour Aidan en lui-même : c'était plutôt ce qu'il représentait à présent pour elle, et tout ce qu'il lui avait révélé. Il était tout ce qu'il lui restait du passé. Il lui avait raconté à quel point ses parents l'aimaient, à quel point l'admiration se voyait au travers de leurs regards pour elle, il lui avait avoué avoir une fois réparé son vélo, alors qu'elle en était tombé violemment. Il la trouvait mignonne, du haut de ses six ans, un trou au milieu de la dentition, lorsqu'elle était venue dormir chez sa grand-mère, alors que ses parents étaient sortis et rentreraient bien trop tard. Lorsqu'Aidan lui avait raconté tout ça, elle était restée stoïque, légèrement décontenancée qu'aucun de ces souvenirs n'évoquent rien pour elle. Néanmoins, elle ne pleura pas. Elle sourit, parfois, mais rien de plus. Elle restait silencieuse.

Elle avait eu son numéro de téléphone. Il avait eu l'air sincèrement heureux de le lui donner, et bien qu'elle l'ai observé pendant des heures, elle n'avait osé l'appeler que cinq jours plus tard. Cinq longs jours qu'elle avait passé à ruminer chacune des paroles qu'il avait prononcé. Finalement, elle avait agrippé son téléphone et avait rapidement composé le numéro du jeune homme, pour ne pas avoir le temps de reculer. « Vous êtes sur — » Elle avait brusquement raccroché, étonnée de tomber immédiatement sur le répondeur, le coeur battant la chamade. Elle s'était rapidement reprise en main et, en se traitant d'idiote, avait appuyé sur le bouton de rappel. Après tout, il était peut-être préférable pour sa timidité qu'elle parle à un répondeur.

« — Hm... Aidan, c'est Anise. Je sais pas si tu te souviens de moi, on a... Si, tu te souviens de moi, évidemment, c'est toi qui m'a reconnue. Enfin bref. Euh... Je sais pas si t'es disponible aujourd'hui mais il fait beau alors bah... Je pense aller faire un tour sur le pont de Brooklyn et peut-être continuer le long du rivage. Je ne sais pas encore quel côté. Bref, euh... Si tu veux qu'on s'y retrouve, je pense y être à 10h, donc... Vienssituveux. »

Elle raccrocha brusquement et se retint de balancer le téléphone à l'autre bout de sa chambre. Elle était vraiment stupide ; incapable de parler à quelqu'un correctement, toujours à bégayer. En plus de ça, elle ignorait sur quel pied danser avec Aidan. Elle était supposée le connaître depuis toujours, mais elle n'avait fait sa connaissance que quelques jours auparavant. Comment la voyait-il, lui ? Etait-elle comme... Une sorte de petite soeur ? Ou juste, une gamine dont il se souvenait lui-même à peine ? Il était pourtant au courant, pour son amnésie... Foutue amnésie, d'ailleurs. Un truc à briser une vie. Elle passa une main sur son visage et se laissa tomber sur son lit en maugréant.

« — Et merde... »

Aidan allait la prendre pour une idiote, si ce n'était pas déjà le cas. Elle n'irait pas sur le pont de Brooklyn. De toute façon, il n'y serait pas non plus, elle en était persuadée. Et, même si il y allait, ce serait pour se foutre d'elle. Elle devenait folle. Ne savait plus quoi penser. Sa vie avait toujours été... plate, en quelques sortes. Le voyage de foyer en foyer, le manque d'attache, les nuits passées à guetter son prochain départ, c'était devenue une routine pour elle. Depuis qu'elle vivait avec Ezékiel et qu'elle s'était inscrite à l'université, sa vie entière semblait être chamboulée. Anise jeta un regard à l'horloge numérique de son ordinateur qu'elle n'éteignait jamais et fila dans son dressing. Elle était douchée, habillée, mais il restait une heure avant qu'elle ne parte et elle était obligée de faire quelque chose en attendant. Pendant une heure, elle se changea, encore et encore, allant jusqu'à déterrer tout ses vieux vêtements. Si bien qu'elle finit par être presque en retard. En voyant l'heure, elle sauta sur son sac et détala à toute vitesse. Sans regarder ce qu'elle avait mis. Elle se rendit compte des bottes d'hiver dans l'escalier, de la chemise à fleurs devant la porte d'entrée, et le fait qu'elle ai oublié le pantalon, lorsqu'elle remontait. Elle maugréa, s'habilla rapidement d'un tee-shirt gris simple et d'un jean foncé, enfila des bottines en cuir. Pas de maquillage, ni de bijoux, exceptés la bague et le collier qu'elle avait reçus à la mort de sa mère. Si elle courrait, elle pourrait encore être en avance. Car Anise était toujours en avance, jamais en retard, et surtout jamais à l'heure.

Habitant Brooklyn, il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour atteindre le pont. Elle en passa cinq autres à faire les cent pas, deux autres à s'empêcher de se mordre les ongles, une autre où elle en dévora finalement un. Enfin, elle distingua la silhouette d'Aidan. Elle fit soudain mine d'être absorbée par le paysage — tout de même magnifique, nota-t-elle — et appuya ses avant-bras sur la barrière du pont en attendant que le jeune homme le rejoigne.

La jeune fille eut tout le temps de se calmer avant l'arrivée d'Aidan près d'elle, et elle s'empressa de lui sourire en lui sortant une réponse toute faite, qu'elle débitait à tous ceux qui la rencontraient. Elle n'avait pas tant de rendez-vous que ça, en fait. Par conséquent, lorsqu'elle en avait un, c'était comme si elle se préparait pour un bal de promo. L'angoisse totale. C'était la raison majeure pour laquelle Anise arrivait souvent en avance à tous ses rendez-vous. Il ne faudrait pas gâcher un évènement qui était plus que rare pour une fille aussi renfermée qu'elle.

— Non, non, je viens tout juste d'arriver, un peu plus et tu aurais été celui à m'attendre.

Elle lui lança un sourire confiant en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille droite et de baisser finalement les yeux, ayant l'impression d'être une vraie cruche. Ce sentiment ne la quittait jamais réellement et l'agaçait au plus haut point. Néanmoins, il n'était pas temps de penser à cela. La jeune fille invita son ami à avancer, et elle fit de même, silencieusement d'abord. Il lui fallait parfois un moment avant d'être capable de sortir une simple phrase, le temps de se sentir parfaitement à l'aise pour prononcer toute sa tirade sans bégayer une seule fois. Ils dépassèrent le pont, ne quittèrent pas la côte. Ils marchaient lentement, l'un à côté de l'autre, mais ce silence ne semblait pas vraiment gênant.

— J'espère que je ne t'ai pas dérangé. Je veux dire, il est dix heures du matin, j'aurais compris si t'avais pas pu.

Elle avait toujours du mal à croire qu'elle connaissait Aidan depuis qu'elle avait trois ans. Elle se sentait... légèrement mal à l'aise de ne pas se souvenir de lui. Malgré toutes les anecdotes qu'il lui avait racontées, aucune n'avait été capable de provoquer un déclic dans un esprit au point de débloquer tous ces souvenirs enfouis en elle. Aidan en avait presque fini par épuiser toutes ses ressources. Mais, ce jour-là, ce n'était pas tant pour qu'il lui parle de son passé qu'Anise avait invité Aidan dans cette promenade matinale. Enfin, si, il y avait toujours un peu de ça : c'était leur plus grand point commun, et Anise n'était jamais rassasiée par le flot d'informations sur son enfance que contenait Aidan. Non, cette fois, elle voulait juste se balader avec un ami. Car, il semblait que c'était ce qu'était devenu Aidan. Ou peut-être l'avait-il toujours été et c'était le subconscient d'Anise qui lui indiquait que, lui, il n'était pas inconnu au bataillon.

Néanmoins, elle n'osa pas entamer la conversation. Un simple « ça va ? » lui paraissait terriblement déplacé. Elle savait rarement comment agir avec le jeune homme. Devait-elle être familière ? Après tout, ils se connaissaient depuis toujours. Oui, mais ça Anise, elle ne s'en souvenait pas, elle ne se voyait pas lui tapoter le dos comme à un vieux pote de l'équipe de foot avec qui elle aurait fait ses classes. Ca, pour être une relation inédite et étrange, ça en était une.